Du temps où l'heure de Jodel D-112 coûtait 54 Francs, on séchait les cours de philo des après-midi du lundi et du vendredi pour venir au terrain, et éventuellement voler quand nos moyens nous le permettaient.
L'un d'entre nous, Pierre, se fait lâcher sur Rallye 100 chevaux type MS 880 B avec un peu moins de onze heures à son actif. Tout se passe bien, quelques PTL plus tard, il rentre au parking et paye son coup à boire à tout le monde.
Le vendredi suivant, fier de ses nouvelles prérogatives et portant sur le front une mâle assurance, il enfourche son Rallye préféré pour s'en aller faire quelques tours de circuit.
Point fixe, décollage, tout se passe normalement. Arrivé à 300 pieds, Pierre effectue les actions vitales d'usage, rentrer les volets, couper la pompe électrique, et jeter un coup d'oeil aux instruments. Il constate alors que le régime n'est pas tout-à-fait au maxi de 2650 tours, mais juste en dessous, certes il ne manque pas grand-chose, juste un peu plus que l'épaisseur de l'aiguille du compte-tours, une cinquantaine de tours à tout casser.
Pierre remet machinalement la manette au taquet. Non seulement rien ne se passe, mais il ressent une sensation bizarre dans la main.
Au premier virage le verdict tombe : manette des gaz débranchée.
Il analyse la situation : lentement, presque imperceptiblement mais sûrement, le régime baisse sous l'effet des vibrations. Mais alors, ça veut dire aussi que ça peut réduire brusquement sur une résonnance de la cellule, une plage de régime où les vibrations se font plus importantes. Pierre a compris : il faut rester en l'air le moins longtemps possible.
Sa voix résonne dans la VHF, il s'efforce d'être calme, mais on sent derrière qu'il serait mieux dans sa chambre ou même en cours de philo : "Panne panne panne, de Mike Delta, demande priorité à l'atterrissage". Il l'obtient tout de suite, pour la 28 en dur. Un Zlin 326 du SFA en longue finale remet la gomme, un autre va faire sa vent-arrière plus loin, un Morane 733 retarde son entrée dans le circuit et s'en va faire un hippodrome.
Pierre sait qu'il n'a pas le temps, il opte donc pour une PTU, qu'il n'a jamais faite, mais qu'il a vu faire, assis en place droite dans un autre avion. Il a fait son deuxième virage très tôt, il garde dans sa manche la carte de l'atterro à contre-QFU, au cas où le bourrin réduirait brusquement tout seul sur un mauvais coup de vibrations. Sur ce terrain ça tombe bien, le tour de piste de la 28 s'effectue au Nord, car il y a une zone de l'Armée à 10 nautique au Sud, et juste au Nord de la piste en dur, il y a deux largeurs de piste en herbe. Si ça se corse, il pourra toujours mettre deux crans de volets et finir en long, en large ou en travers.
Mais le moteur continue à réduire imperceptiblement selon une loi linéaire. S'ensuit alors une vent-arrière atypique, montante, il est bien obligé de se ralentir pour sortir un cran de volets, divergente, à quoi bon s'occuper des deux alpha avec un moteur que l'on ne peut pas réduire, et il a décidé de ne pas couper les magnétos en fin de vent arrière, même si une PTU académique se fait tout réduit, il ne se le sent pas, il n'a pas assez l'oeil, pas assez de répères, il fera son dernier virage avec le moteur, comme les militaires lorsqu'il font leur break, il a vu ça à la télé, et ça lui permettra de tirer sur son manche s'il approche trop de la vitesse maximale-volets sortis, quitte à finir en PTS s'il est vraiment trop long, il a vu ça dans les livres, sa hantise étant d'être trop court ou alors d'être obligé de se poser sans moteur sur une des avenues de la zone industrielle.
Il parvient tout de même à perdre une centaine de tours en mettant le réchauffage-carbu. Il s'abstient de réenclencher la pompe électrique en vue d'une hypothétique remise des gaz qui n'aura pas lieu.
Mise en dernier virage au pif. Vu de l'extérieur, on voit qu'il n'est pas largué, il anticipe les changements d'inclinaison et de cadence, on voit que c'est lui qui commande. Avec le culot du débutant, il se paye le luxe de couper une magnéto en plein milieu de ce dernier virage, et parvient ainsi à perdre encore une cinquantaine de tours.
Il touche ses roues comme un chef, sans arrondir, à mi-chemin entre le peigne et les plots, à plus de 130 km/h et encore plus de 1600 tours à l'hélice, puis plaque son avion au sol en rentrant ses volets avec une légère pression avant sur le manche, puis tout en freinant légèrement, coupe la dernière magnéto........
"Oui, posez-vous, Mike Delta " avait dit la voix placide du contrôleur (un ancien juteux de l'Armée), en réponse à l'appel de détresse de Pierre. "Posez-vous", qu'il disait. Facile, quand on est assis confortablement dans une tour de contrôle, entre un calendrier des tronçonneuses Stihl et une bouteille de soda. Mais dans ce " posez-vous", d'une voix elle-même posée, celle d'une artiste au bout du fil qui connaissait aussi bien son métier que son monde, il y avait aussi un subliminal " t'en fais pas, non seulement tu peux le faire, mais tu vas le faire". Pierre l'a donc fait, tout d'instinct et dans un état second. L'avion continue à rouler sur son erre et a encore assez d'élan pour dégager l'axe à l'entrée de la première bretelle, où il finit par s'immobiliser...
On voit alors la verrière s'ouvrir, le pilote s'extraire de son cockpit comme si l'endroit était infesté de serpents, puis sauter du marchepied sur le tarmac tel un naufragé qui retrouve la terre ferme.
Il vient vers nous à pied, l'air contrarié. Il a ses origines en Algérie et il n'a pas son teint habituel. Il est presqu'aussi blanc que son tee-shirt, avec une nuance bleu-vert.
Ses premiers mots sont pour le mécano (un ancien juteux de l'Armée), qui vient à sa rencontre. Il lui dit que cette fois ça y est, il a compris, c'est fini et bien fini, il laisse tomber, on ne l'y reprendra plus, il ne remettra plus jamais son cul dans un avion, même dans un gros, il n'y a pas ce genre de risque en bécane ou même en bateau, et que d'ailleurs il s'abstiendra de prendre l'avion la prochaine fois qu'il ira voir son oncle aux Antilles, il profitera d'un convoyage de yacht de plaisance, même si ça lui prend trois semaines, etc, etc, etc....
Le mécano, qui en a vu d'autres, lui dit quelques mots rassurants, puis part s'occuper de l'avion. Il réussit à le ramener avec le reste de moteur jusqu'au parking en jouant avec les magnétos, après quoi il commence directement à s'affairer sur la panne.
Vingt bonnes minutes sont passées. Pierre est là qui se remet de ses émotions devant un double café, adossé à un pilier du hangar à côté de la VHF du club, un vieux truc à lampes au look digne d'un film de Jaques Tati. Il a repris des couleurs mais sa main tremble encore, il y a des rides à la surface du café.
Il dit qu'il lui faudra du temps pour revoler, trois semaines, un mois peut-être même, et que de toutes façons jamais au grand jamais en solo, ça se fera avec un instructeur, et certainement pas avec un Rallye, il n'a plus confiance dans ces zincs, désormais il volera sur le Jojo, le Cessna, le Dauphin, voire même le Gardan ou le ST-10 si il a des ronds, etc, etc, etc....
Il ajoute qu'il faudra que de l'eau coule sous les ponts avant de remonter un jour dans un Rallye, six mois, un an peut-être, mais jamais plus en tout cas dans cette saloperie de Mike Delta qui est maudit-pourri-ill-fated, il préfèrera prendre le Lima Novembre malgré son équipement minimaliste, voire même le Mike Charlie qui rame tant qu'il peut, tout alourdi qu'il est par ses gyroscopes, ses intruments de PSV et ses équipements de radio-nav, etc,etc,etc.....
Sur ce déboule le chef-pilote (un ancien juteux de l'Armée), absent au moment des faits et averti par quelqu'un (nous ne sommes pas à l'époque du portable). Il s'arrête juste une seconde au passage pour dire deux-trois mots à Pierre, du style "alors, Pierre, ça va ?", puis tourne les talons et part directement s'enquérir de l'état de l'avion.
Le mécano lui dit que ce n'était pas grand chose, mais que ça aurait pu avoir de graves conséquences : un frein d'écrou sur une biélette de renvoi de la transmission des gaz s'était cisaillé, sans doute sous les mouvements répétés, l'écrou s'était fait la malle et l'axe avait fini par suivre, le tout certainement en un temps très court vu le suivi de l'avion. Aucune trace de l'axe, mais il a retrouvé l'écrou dans un recoin du capot-moteur. Il ajoute que tout est OK maintenant, que la réparation a été effectuée dans les normes, que le registre est signé et que l'avion peut repartir.
Aussitôt le chef revient vers Pierre, lui ôte son café des mains, le prend par la peau du cul et le remet manu-militari dans son avion, en disant que ce n'est pas le moment de boire du café, et que d'ailleurs il ne faut pas boire trop de café, que ça donne des palpitations et les mains qui tremblent, et qu'il faut toujours finir ce que l'on a commencé, surtout quand on l'a bien commencé, et qu'il en connait certains qui ont plus de trois-cents heures sur leur carnet et qui se seraient retrouvés en vrac pour moins que ça (allusion à peine voilée à une certaine bourgeoisie volante de l'époque, riche et célèbre).
Pierre s'éxécute et ne dit mot. Il s'étonne lui-même de ne pas protester. Après tout, on n'est pas à l'Armée, on est dans un club, association à but non lucratif suivant la loi de 1901, et dans les mêmes circonstances, tout autre que le chef se verrait envoyer promener dans les Sporades ou les Cyclades. Mais malgré son esprit anar et son caractère iconoclaste, il garde le sens des valeurs intrinsèques et d'une certaine hiérarchie, et il s'incline devant la volonté d'un ex-charognard de la PAF.
En refermant sa verrière, il prend doucement conscience qu'il referme également une porte derrière lui, celle d'une grande maison, appartenant à une grande famille, dont un des membres éminents vient de lui dire en substance : " ne reste pas dehors, Pierre, rentre et ferme cette porte derrière toi, tu es des notres maintenant, tu es chez toi".
Au roulage, le coeur n'est plus pressé, le geste et le regard sont précis sans forcer. Pierre commence à apprécier le cockpit du Mike Delta autant que sa chambre. Il s'y sent en sécurité, et plus à sa place dans le monde que le cul vissé sur une chaise dans une salle de cours, à écouter la dialectique d'un prof de philo.
Il commence également à apprécier cette seconde famille qui lui donne du "vous", du "Monsieur A.", et qui lui remet entre les mains un zinc qui coûte le prix d'un pavillon dans un lotissement, alors qu'il a bien failli l'abimer, alors que son vieux refuse toujours de lui prêter sa bagnole, alors que si jamais sa mère apprend ce qu'il a fait cet après-midi, elle le tue.
Il refera tout de même deux fois sa check-list de fond en comble avant de s'aligner puis remettre les gaz, en route pour de nouvelles aventures.
Chapeau, Pierre, si jamais tu nous lis et plus de trente-cinq ans après, pas mal pour un débutant.
La morale de cette histoire, s'il devait y en avoir une, n'est certes pas que la philo ne sert à rien, loin de là. Mais non content d'être nul en la matière, Pierre avait été "orienté" en terminale biologie. Il n'avait donc pas accès à la voie royale des classes préparatoires et des grands concours de l'aviation civile. Il ne vivait pas non plus au quotidien dans un milieu favorable à son épanouissement aéronautique, bref, quoi qu'il en soit, la place qu'il rêvait d'occuper dans le cockpit d'un liner a été prise depuis longtemps, très certainement par un fort-en-maths. L'histoire ne dit pas si le fort-en-maths en question se serait retrouvé -ou non- en vrac sur une panne vicieuse au décollage, avec moins d'une douzaine d'heures à son actif.
La morale pourait donc être la suivante: une fois en l'air et quand ça se complique, rien ne sert d'être riche et célèbre ou fort en calcul intégral, mieux vaut comprendre sa machine et savoir piloter d'instinct.
Bon vol.
L'un d'entre nous, Pierre, se fait lâcher sur Rallye 100 chevaux type MS 880 B avec un peu moins de onze heures à son actif. Tout se passe bien, quelques PTL plus tard, il rentre au parking et paye son coup à boire à tout le monde.
Le vendredi suivant, fier de ses nouvelles prérogatives et portant sur le front une mâle assurance, il enfourche son Rallye préféré pour s'en aller faire quelques tours de circuit.
Point fixe, décollage, tout se passe normalement. Arrivé à 300 pieds, Pierre effectue les actions vitales d'usage, rentrer les volets, couper la pompe électrique, et jeter un coup d'oeil aux instruments. Il constate alors que le régime n'est pas tout-à-fait au maxi de 2650 tours, mais juste en dessous, certes il ne manque pas grand-chose, juste un peu plus que l'épaisseur de l'aiguille du compte-tours, une cinquantaine de tours à tout casser.
Pierre remet machinalement la manette au taquet. Non seulement rien ne se passe, mais il ressent une sensation bizarre dans la main.
Au premier virage le verdict tombe : manette des gaz débranchée.
Il analyse la situation : lentement, presque imperceptiblement mais sûrement, le régime baisse sous l'effet des vibrations. Mais alors, ça veut dire aussi que ça peut réduire brusquement sur une résonnance de la cellule, une plage de régime où les vibrations se font plus importantes. Pierre a compris : il faut rester en l'air le moins longtemps possible.
Sa voix résonne dans la VHF, il s'efforce d'être calme, mais on sent derrière qu'il serait mieux dans sa chambre ou même en cours de philo : "Panne panne panne, de Mike Delta, demande priorité à l'atterrissage". Il l'obtient tout de suite, pour la 28 en dur. Un Zlin 326 du SFA en longue finale remet la gomme, un autre va faire sa vent-arrière plus loin, un Morane 733 retarde son entrée dans le circuit et s'en va faire un hippodrome.
Pierre sait qu'il n'a pas le temps, il opte donc pour une PTU, qu'il n'a jamais faite, mais qu'il a vu faire, assis en place droite dans un autre avion. Il a fait son deuxième virage très tôt, il garde dans sa manche la carte de l'atterro à contre-QFU, au cas où le bourrin réduirait brusquement tout seul sur un mauvais coup de vibrations. Sur ce terrain ça tombe bien, le tour de piste de la 28 s'effectue au Nord, car il y a une zone de l'Armée à 10 nautique au Sud, et juste au Nord de la piste en dur, il y a deux largeurs de piste en herbe. Si ça se corse, il pourra toujours mettre deux crans de volets et finir en long, en large ou en travers.
Mais le moteur continue à réduire imperceptiblement selon une loi linéaire. S'ensuit alors une vent-arrière atypique, montante, il est bien obligé de se ralentir pour sortir un cran de volets, divergente, à quoi bon s'occuper des deux alpha avec un moteur que l'on ne peut pas réduire, et il a décidé de ne pas couper les magnétos en fin de vent arrière, même si une PTU académique se fait tout réduit, il ne se le sent pas, il n'a pas assez l'oeil, pas assez de répères, il fera son dernier virage avec le moteur, comme les militaires lorsqu'il font leur break, il a vu ça à la télé, et ça lui permettra de tirer sur son manche s'il approche trop de la vitesse maximale-volets sortis, quitte à finir en PTS s'il est vraiment trop long, il a vu ça dans les livres, sa hantise étant d'être trop court ou alors d'être obligé de se poser sans moteur sur une des avenues de la zone industrielle.
Il parvient tout de même à perdre une centaine de tours en mettant le réchauffage-carbu. Il s'abstient de réenclencher la pompe électrique en vue d'une hypothétique remise des gaz qui n'aura pas lieu.
Mise en dernier virage au pif. Vu de l'extérieur, on voit qu'il n'est pas largué, il anticipe les changements d'inclinaison et de cadence, on voit que c'est lui qui commande. Avec le culot du débutant, il se paye le luxe de couper une magnéto en plein milieu de ce dernier virage, et parvient ainsi à perdre encore une cinquantaine de tours.
Il touche ses roues comme un chef, sans arrondir, à mi-chemin entre le peigne et les plots, à plus de 130 km/h et encore plus de 1600 tours à l'hélice, puis plaque son avion au sol en rentrant ses volets avec une légère pression avant sur le manche, puis tout en freinant légèrement, coupe la dernière magnéto........
"Oui, posez-vous, Mike Delta " avait dit la voix placide du contrôleur (un ancien juteux de l'Armée), en réponse à l'appel de détresse de Pierre. "Posez-vous", qu'il disait. Facile, quand on est assis confortablement dans une tour de contrôle, entre un calendrier des tronçonneuses Stihl et une bouteille de soda. Mais dans ce " posez-vous", d'une voix elle-même posée, celle d'une artiste au bout du fil qui connaissait aussi bien son métier que son monde, il y avait aussi un subliminal " t'en fais pas, non seulement tu peux le faire, mais tu vas le faire". Pierre l'a donc fait, tout d'instinct et dans un état second. L'avion continue à rouler sur son erre et a encore assez d'élan pour dégager l'axe à l'entrée de la première bretelle, où il finit par s'immobiliser...
On voit alors la verrière s'ouvrir, le pilote s'extraire de son cockpit comme si l'endroit était infesté de serpents, puis sauter du marchepied sur le tarmac tel un naufragé qui retrouve la terre ferme.
Il vient vers nous à pied, l'air contrarié. Il a ses origines en Algérie et il n'a pas son teint habituel. Il est presqu'aussi blanc que son tee-shirt, avec une nuance bleu-vert.
Ses premiers mots sont pour le mécano (un ancien juteux de l'Armée), qui vient à sa rencontre. Il lui dit que cette fois ça y est, il a compris, c'est fini et bien fini, il laisse tomber, on ne l'y reprendra plus, il ne remettra plus jamais son cul dans un avion, même dans un gros, il n'y a pas ce genre de risque en bécane ou même en bateau, et que d'ailleurs il s'abstiendra de prendre l'avion la prochaine fois qu'il ira voir son oncle aux Antilles, il profitera d'un convoyage de yacht de plaisance, même si ça lui prend trois semaines, etc, etc, etc....
Le mécano, qui en a vu d'autres, lui dit quelques mots rassurants, puis part s'occuper de l'avion. Il réussit à le ramener avec le reste de moteur jusqu'au parking en jouant avec les magnétos, après quoi il commence directement à s'affairer sur la panne.
Vingt bonnes minutes sont passées. Pierre est là qui se remet de ses émotions devant un double café, adossé à un pilier du hangar à côté de la VHF du club, un vieux truc à lampes au look digne d'un film de Jaques Tati. Il a repris des couleurs mais sa main tremble encore, il y a des rides à la surface du café.
Il dit qu'il lui faudra du temps pour revoler, trois semaines, un mois peut-être même, et que de toutes façons jamais au grand jamais en solo, ça se fera avec un instructeur, et certainement pas avec un Rallye, il n'a plus confiance dans ces zincs, désormais il volera sur le Jojo, le Cessna, le Dauphin, voire même le Gardan ou le ST-10 si il a des ronds, etc, etc, etc....
Il ajoute qu'il faudra que de l'eau coule sous les ponts avant de remonter un jour dans un Rallye, six mois, un an peut-être, mais jamais plus en tout cas dans cette saloperie de Mike Delta qui est maudit-pourri-ill-fated, il préfèrera prendre le Lima Novembre malgré son équipement minimaliste, voire même le Mike Charlie qui rame tant qu'il peut, tout alourdi qu'il est par ses gyroscopes, ses intruments de PSV et ses équipements de radio-nav, etc,etc,etc.....
Sur ce déboule le chef-pilote (un ancien juteux de l'Armée), absent au moment des faits et averti par quelqu'un (nous ne sommes pas à l'époque du portable). Il s'arrête juste une seconde au passage pour dire deux-trois mots à Pierre, du style "alors, Pierre, ça va ?", puis tourne les talons et part directement s'enquérir de l'état de l'avion.
Le mécano lui dit que ce n'était pas grand chose, mais que ça aurait pu avoir de graves conséquences : un frein d'écrou sur une biélette de renvoi de la transmission des gaz s'était cisaillé, sans doute sous les mouvements répétés, l'écrou s'était fait la malle et l'axe avait fini par suivre, le tout certainement en un temps très court vu le suivi de l'avion. Aucune trace de l'axe, mais il a retrouvé l'écrou dans un recoin du capot-moteur. Il ajoute que tout est OK maintenant, que la réparation a été effectuée dans les normes, que le registre est signé et que l'avion peut repartir.
Aussitôt le chef revient vers Pierre, lui ôte son café des mains, le prend par la peau du cul et le remet manu-militari dans son avion, en disant que ce n'est pas le moment de boire du café, et que d'ailleurs il ne faut pas boire trop de café, que ça donne des palpitations et les mains qui tremblent, et qu'il faut toujours finir ce que l'on a commencé, surtout quand on l'a bien commencé, et qu'il en connait certains qui ont plus de trois-cents heures sur leur carnet et qui se seraient retrouvés en vrac pour moins que ça (allusion à peine voilée à une certaine bourgeoisie volante de l'époque, riche et célèbre).
Pierre s'éxécute et ne dit mot. Il s'étonne lui-même de ne pas protester. Après tout, on n'est pas à l'Armée, on est dans un club, association à but non lucratif suivant la loi de 1901, et dans les mêmes circonstances, tout autre que le chef se verrait envoyer promener dans les Sporades ou les Cyclades. Mais malgré son esprit anar et son caractère iconoclaste, il garde le sens des valeurs intrinsèques et d'une certaine hiérarchie, et il s'incline devant la volonté d'un ex-charognard de la PAF.
En refermant sa verrière, il prend doucement conscience qu'il referme également une porte derrière lui, celle d'une grande maison, appartenant à une grande famille, dont un des membres éminents vient de lui dire en substance : " ne reste pas dehors, Pierre, rentre et ferme cette porte derrière toi, tu es des notres maintenant, tu es chez toi".
Au roulage, le coeur n'est plus pressé, le geste et le regard sont précis sans forcer. Pierre commence à apprécier le cockpit du Mike Delta autant que sa chambre. Il s'y sent en sécurité, et plus à sa place dans le monde que le cul vissé sur une chaise dans une salle de cours, à écouter la dialectique d'un prof de philo.
Il commence également à apprécier cette seconde famille qui lui donne du "vous", du "Monsieur A.", et qui lui remet entre les mains un zinc qui coûte le prix d'un pavillon dans un lotissement, alors qu'il a bien failli l'abimer, alors que son vieux refuse toujours de lui prêter sa bagnole, alors que si jamais sa mère apprend ce qu'il a fait cet après-midi, elle le tue.
Il refera tout de même deux fois sa check-list de fond en comble avant de s'aligner puis remettre les gaz, en route pour de nouvelles aventures.
Chapeau, Pierre, si jamais tu nous lis et plus de trente-cinq ans après, pas mal pour un débutant.
La morale de cette histoire, s'il devait y en avoir une, n'est certes pas que la philo ne sert à rien, loin de là. Mais non content d'être nul en la matière, Pierre avait été "orienté" en terminale biologie. Il n'avait donc pas accès à la voie royale des classes préparatoires et des grands concours de l'aviation civile. Il ne vivait pas non plus au quotidien dans un milieu favorable à son épanouissement aéronautique, bref, quoi qu'il en soit, la place qu'il rêvait d'occuper dans le cockpit d'un liner a été prise depuis longtemps, très certainement par un fort-en-maths. L'histoire ne dit pas si le fort-en-maths en question se serait retrouvé -ou non- en vrac sur une panne vicieuse au décollage, avec moins d'une douzaine d'heures à son actif.
La morale pourait donc être la suivante: une fois en l'air et quand ça se complique, rien ne sert d'être riche et célèbre ou fort en calcul intégral, mieux vaut comprendre sa machine et savoir piloter d'instinct.
Bon vol.
Dernière édition par vonrichthoffen le Lun 29 Juin 2009 - 14:29, édité 2 fois (Raison : manque un "e" à la fin)