Plusieurs îles s’égrènent dans les eaux du Pacifique Sud, verdoyantes, riches en parfums, en fleurs délicieusement odorantes, en couleurs, en sables blancs, en lagons où s’étalent toutes les palettes de bleues, de turquoises, de verts, de soleil et de jolis nuages blancs, mais aussi de temps à autres de cyclones ravageurs.
A l‘approche de son indépendance, l’archipel était secoué de luttes entre les îles, les tribus et les partis indépendantistes que les anglo-saxons s’activaient à motiver pour choisir une voie politique favorable à l’«empire» britannique, sous le regard concupiscent et complice de leurs cousins australiens, maîtres du Pacifique Sud. Pendant ce temps les français sirotaient leur Pastis après les parties de pétanques…
Une île, Espiritu Santo, très francophile, voudra rester indépendante et croira être assurée du soutien de la France.
On devine ce qu’il adviendra… (Histoire des Nouvelles Hébrides)
Détresse sur le Pacifique
Sur l’écran du radar les orages dessinaient des taches vertes aux formes aléatoires, comme des gouttes d’encre jetées au caprice du hasard. Mais depuis quelques minutes les échos s’étaient densifiés, par endroit ils se touchaient, témoins célébrant le mariage de deux orages qui unissaient alors leurs forces pour déverser dans l’Océan Pacifique les millions de tonnes d’eau qu’ils avaient accumulé, de leur base jusqu’à leur sommet, tout là-haut, aux limites extrêmes de la tropopause, à plus de dix-sept mille mètres d’altitude.
Pierre était dubitatif. Ces nuages amoncelés sur l’horizon ne lui disaient rien qui vaille. Tout en pilotant l’avion d’une main, il retira du dossier de vol le rapport météo qu’il vérifia. Nuages, pluie et vent : rien d’extraordinaire aux abords d’une dépression tropicale qui traînait dans le coin depuis plusieurs jours. Il remit le dossier de vol à sa place et l’avion poursuivit sa route à travers les énormes champignons blancs qui poussaient sur le Pacifique Sud.
Régis, le copilote du Fairchild F27, profita d’une relative accalmie pour faire un relevé des paramètres des deux turbopropulseurs qui les tiraient vers Espiritu-Santo, première escale avant de rejoindre Port-Vila, la capitale des Nouvelles-Hébrides, condominium franco-britannique qui vivait ses derniers mois sous l’autorité de la France et de la Grande-Bretagne avant de devenir un pays indépendant, le Vanuatu.
Sur cette étape entre Honiara et Espiritu Santo, c’était Pierre, le commandant de bord, qui pilotait. Depuis qu'ils avaient quitté Guadalcanal, le ciel déjà bien chargé sur les îles Salomon ne cessait de s'encombrer de nuages convectifs qui laissaient de moins en moins d'espace à l'avion qui se faufilait entre les tours blanches qui s'élevaient en quête de l'azur.
Une main sur le volant pour garder l’avion en équilibre à son niveau de vol de croisière, Pierre observa un instant son copilote qui était appliqué à relever des paramètres sur la page du registre technique. Il appréciait ce rouquin d’une trentaine d’années, de petite taille, aux yeux bleus et au front barré d’une cicatrice récente.
La veille, dans la voiture qui convoyait l’équipage sur le trajet d’une heure de route entre la ville de Nouméa et l’aéroport de Tontouta, cette balafre avait ravivé le souvenir d’une rencontre fortuite avec une vache noctambule que la voiture de service qui raccompagnait l’équipage à leurs domiciles avait percutée quelques mois auparavant, sur la route qui va de l’aéroport de Tontouta à Nouméa, capitale de la Nouvelle Calédonie.
Ils en avaient fait le récit à leur jeune hôtesse, Amélie, jolie blonde aux yeux bleus et aux cheveux coupés courts.
Dans cet accident, assis à l’avant, Régis avait été le seul blessé sérieux. Pierre, le commandant avec qui il volait ce jour-là n’avait eu que des minuscules brisures de verre dans les yeux parce qu’il les avait gardé grands ouverts pour scruter la nuit alors que la voiture tournoyait en plusieurs têtes à queue pour finalement s’arrêter sur le bas côté.
Dans le faisceau lumineux du seul phare encore intact, il avait vu passer des broussailles, la route, des broussailles, la route, et ainsi de suite jusqu’à ce que la voiture s’immobilise après avoir tournoyé et être restée par miracle sur le macadam.
Il avait demandé :
- Quelqu’un est blessé ?.... »
La conductrice polynésienne et l’hôtesse n’avaient rien mais Régis avait dit d’une petite voix calme : «Moi, je suis blessé.»
Pierre avait contourné la voiture, arraché la portière pour aidé Régis à s’extirper du siège passager car tout l’avant droit était défoncé. Des voitures s’étaient arrêtées et éclairaient vaguement la scène de leurs phares, ce dont Pierre profita en plaçant Régis de telle sorte qu’il put l’observer.
Le visage et la chemise blanche d’uniforme étaient rouges de sang.
- Est-ce que quelqu’un aurait une lampe et de quoi l’essuyer ?...
L’hôtesse s’était précipitée et était revenue avec des compresses, un automobiliste avait éclairé avec une lampe de poche le visage de Régis qui était couvert de sang et n’était que bouillie au niveau de l’œil droit.
« Mon Dieu, avait pensé Pierre, il a l’œil crevé ! ».
Il lui avait essuyé le visage et épongé le sang qui coulait de l’arcade. Dans la lumière étroite de la lampe de poche, il avait vu l’œil bleu de Régis apparaître et clignoter pour se débarrasser des traces de sang avant de se fixer sur lui.
- Régis, tu m’as fait peur, avoua Pierre, soulagé, j’ai cru que tu avais l’œil crevé. Je crois qu’il n’y a rien de grave, ajouta-t-il pour le rassurer, mais tes blessures sont des coupures profondes, il faut aller à l’hôpital… »
Quelques heures plus tard, après des dizaines et des dizaines de micro-points de suture, alors que Régis reposait dans son lit d’hôpital, les gendarmes étaient accourus toutes sirènes hurlantes pour apporter un bout de mâchoire trouvé sur le plancher à l’avant de la voiture et qu’ils croyaient appartenir à ce pauvre Régis … mais qui était bien évidemment un morceau du défunt bovidé.
Le lendemain, Pierre était allé récupérer les bagages qui étaient restés à l’arrière de la voiture et avait découvert au milieu d’eux un bout de langue de la vache, sectionné net lors de l’impact et qui avait traversé la voiture pour terminer sa course au beau milieu des bagages.
Régis nota soigneusement les températures des turbines et les consommations, faisant quelques ratures lorsqu’une turbulence venait sans prévenir secouer l’avion que le pilote maintenait par des zigzags opportuns au-dehors des masses bourgeonnantes traîtreusement accumulées sur leur route par les alizés.
Le soir tombait et dans la pénombre naissante, le soleil s’affaissait sur l’horizon, derrière les nuages.
Son travail terminé, Régis leva la tête et nota que le crépuscule était accentué par l’amas de nuages noirs qui les enserraient. Il augmenta un peu l’éclairage du tableau de bord, puis se pencha pour regarder au dehors, comparant son observation à ce qu’il voyait sur l’écran du radar.
- Cela ne s’améliore pas, commenta-t-il en faisant la moue.
Une sonnette retentit et Pierre décrocha le combiné pour répondre à l’hôtesse.
- Voilà, j’ai expédié le service… ça va durer longtemps ces turbulences ?... Sans attendre la réponse elle demanda : tant que ça ne bouge pas trop voulez-vous un café, ou autre chose ?...
Pierre interrogea le copilote, passa la commande, raccrocha et se pencha sur l’écran radar.
- On passe la limite de FIR, j’appelle Moresby dit Régis en prenant son micro.
Il tenta plusieurs appels, changea de fréquence pour épuiser les recours mais ne put établir aucun contact intelligible.
- Appelle Nandi, lui conseilla Pierre, et demande les dernières météos de Santo et de Port Vila,.
Régis se recoiffa de ses écouteurs et prit le micro :
- Nadi ! Nadi ! This is Quebec Kilo eight four one calling on eight eight six seven …
Seuls des crachotements se firent entendre et Régis renouvela plusieurs fois son appel, changeant de fréquences pour déjouer les caprices des couches ionisées de la haute atmosphère sur lesquelles rebondissaient les ondes en haute fréquence. Soudain, venant de loin, la voix hachée par les parasites du contrôleur des îles Fidji se fit entendre.
- Queb … kilo… Nadi … go ahead…
- Nadi ! Quebec Kilo coming from Hionara, destination Santo, crossing FIR at flight level two one zero, request latest weather report from Santo and Port Vila !
Deux coups discrets furent frappés, la porte du cockpit s’ouvrit et la jolie Amélie entra dans le poste, se calant comme elle le pouvait pour ne rien renverser de son plateau. Pierre enleva son casque et l’aida en prenant sa tasse de café qu’il plaça dans un porte-verre, puis il prit celle de son copilote qu’il garda à la main en attendant que celui-ci en termine avec ses messages radio, ce qui prit quelques minutes.
- Alors, lui demanda Amélie lorsqu’il eût ôté son casque, que dit la météo ?...
- Attends un peu et nous aurons les dernières informations de Port Vila… lui répondit Régis en prenant sa tasse de café tout en lui expliquant qu’ils venaient de pénétrer dans une partie de l’espace aérien gérée par les fidjiens. Un gong retentit et aussitôt le copilote répondit à un appel, gribouilla sur une feuille de papier et leur donna le résultat de sa conversation :
- Je n’ai pas pu tout avoir, c’est terriblement haché ce soir. Ce que j’ai compris, c’est qu’il fait très mauvais dans toute la région !...
Il leur montra ce qu’il avait recopié, commentant au passage.
- C’est pluie et vent un peu partout. Ce qui est particulièrement embêtant c’est que le vent tourne au plein travers à Santo… et des orages avec beaucoup de fortes pluies … Concernant Vila je n’ai pas pu avoir grand chose, et le peu que j’ai eu n’est pas réjouissant …
La nuit était à présent tombée et Amélie se pencha pour regarder vers l’avant de l’avion.
Les nuages avaient peu à peu pris possession de l’espace et il ne restait que de rares couloirs entre les masses bourgeonnantes qui leur barraient la route.
- Tu vas pouvoir les éviter ?
Pierre pointa son index sur l’écran du radar :
- Tu vois cet écho ?... Et bien c’est cette masse que l’on voit là-bas, précisa-t-il en indiquant du doigt un énorme cumulonimbus qui s’illumina, montrant pendant quelques secondes la masse imposante de son corps dont les protubérances couvraient toute la gamme des gris, des plus clairs aux plus sombres. Un autre nuage s’éclaira plus loin, comme un champignon lumineux, puis un autre. C’était un spectacle grandiose que de voir ces formes fantomatiques blanches qui surgissaient les unes après les autres de la nuit, s’illuminant soudainement, dévoilant leurs formes merveilleusement belles et pleines de menaces.
- À quelle altitude sommes nous ? demanda Amélie.
- Vingt et un mille pieds, soit près de six mille cinq cent mètres mètres, répondit Régis.
Les turbulences s’aggravant, Amélie prit congé des pilotes et ouvrit la porte du cockpit.
- Je retourne surveiller mes ouailles…
La porte refermée, Régis ne put réprimer un commentaire admiratif :
- Elle est bien jolie cette demoiselle !
- Et très sympathique, surenchérit Pierre tout en pilotant l’avion pour garder les ailes horizontales que les remous chahutaient en permanence.
- On sera en contact avec Santo dans une dizaine de minutes … commença Pierre qui suspendit sa phrase lorsque l’apparition d’un voyant rouge sur le panneau supérieur attira son attention :
- Generator 2 Overheat ! Surchauffe génératrice droite !...
Ce Fairchild étant dépourvu de pilote automatique, Pierre avait déjà la main gauche sur le volant. Il plaça sa main droite sur les manettes de gaz et demanda :
- Check-list Generator Overheat !
Régis, qui avait anticipé la demande, avait déjà en main la check-list secours dont il tourna quelques pages et épela :
- Placer le switch Generator 2 sur OFF.
Il mit le doigt sur le bouton concerné et attendit l’assentiment de son commandant qui leva les yeux et confirma :
- Generator 2 … vérifié !
Régis bascula le bouton sur la position OFF et poursuivit la lecture de la check-list.
- Prendre un Top. Il mit son index sur le chronomètre, vérifia qu’il était bien à zéro, et le déclencha.
- Si au bout de cinq minutes le voyant s’éteint, poursuivre le vol avec le Switch sur OFF. Si le voyant est toujours allumé : Arrêter le moteur et surveiller la nacelle pour l’éventualité de l’apparition d’un feu !...
- Bien, on attend… Arrêter un moteur par ce temps pourri… commenta Pierre qui laissa sa phrase en suspens.
Les secondes s’écoulèrent, un œil sur le chronomètre, l’autre sur le voyant rouge qui refusait obstinément de s‘éteindre…
Pierre appuya sur le bouton de l’appel hôtesse, et dès qu’Amélie lui répondit, il lui demanda de venir rapidement au cockpit. Quelques secondes plus tard la jeune fille se glissait dans le poste de pilotage.
- Amélie, on a un problème technique. Si ce voyant ne s’éteint pas d’ici deux minutes, on va devoir arrêter le moteur droit.
- Mon Dieu, mais pourquoi arrêter un moteur en plein vol s’il tourne normalement ?!... demanda-t-elle, alarmée.
- A cause d’une surchauffe de la génératrice. Il y en a une par moteur, et s’il faut arrêter le moteur, c’est par mesure de précaution, pour éviter qu’il ne subisse de gros dégâts en cas de rupture d’un arbre d’entraînement, par exemple. A partir de là, d’une part le vol en monomoteur est une situation d’urgence, d’autre part on ne pourra pas maintenir l’altitude et il va falloir descendre. J’annoncerai brièvement la situation aux passagers puis tu leur donneras les détails si nécessaire car on va être très occupés, d’autant plus qu’on approche de Santo où la météo est très mauvaise. Je ferai un message aux passagers dès que j’en aurai le temps. Je compte sur toi !
- Je ferai une préparation cabine ?
- Oui, car si on a un problème sur l’autre moteur, c’est le plouf … de nuit !... Attends ! Patiente quelques instants, on va savoir…
Trois paires d’yeux surveillèrent le voyant rouge …
- Cinq minutes ! annonça Régis.
à suivre ...
Dernière édition par eolien le Ven 8 Avr 2016 - 0:17, édité 1 fois