Les ennuis arrivent toujours au mauvais moment, c’est un fait patent. Tout se présentait bien et nous avions à peine entamé avec appétit l’entrée de notre plateau repas lorsque l’incident vint rompre notre belle quiétude. Nous avions survolé les Alpes au cœur de la nuit et la lumière tamisée du cockpit nous avait permis d’en admirer les sommets enneigés et phosphorescents sous l’éclairage des millions d’étoiles de la voute céleste. Devant nous, au loin, des lueurs surgissent par instant, histoire de nous rappeler que ce sont l’air et l’électricité les maîtres des lieux.
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Nous venons de quitter le golfe de Gênes, et de temps en temps notre regard est attiré au-dehors par des éclairs qui pendant deux ou trois secondes illuminent de gros nuages, champignons subitement devenus luminescents et qui nous offrent pour ce court instant l'image exacte de leurs contours bourgeonneux. Le radar suit attentivement leurs échos pleins de menaces et nous conseille pour les éviter des contournements opportuns.
Un gong retentit. Un coup d'œil à l'écran EICAS nous informe d'un appel d'une des hôtesses ou stewards de l'équipage. Je décroche le combiné, et la Chef de Cabine Principale demande à venir me parler pour une question urgente.
Dès son arrivée au cockpit, elle m'explique ce dont il s'agit : un passager a fait ce qui ressemble fort à une crise cardiaque.
"J'ai pris la liberté de faire immédiatement un appel en cabine, un médecin a spontanément répondu à mon appel et s'occupe de ce passager…"
Je lui demande de retourner en cabine et de m'informer dès qu'elle aura du nouveau.
Quelques minutes plus tard elle revient me dire qu'apparemment c'est très grave et que le médecin voudrait me parler.
Je fais asseoir le praticien sur le siège observateur et il m’explique la situation :
" Ce monsieur a fait une crise cardiaque très importante. J'ai fait ce que j'ai pu avec les moyens que vous m'avez donné, et je ne peux plus rien pour lui. S'il n'est pas hospitalisé rapidement dans un service de cardiologie bien équipé, il va mourir."
Gênes est maintenant derrière nous.
"Est-ce que Rome vous irait ?"
"Ce serait parfait " acquiesce-t-il.
Il ne reste plus qu’à faire disparaître nos plateaux repas et à nous organiser pour le déroutement. Nous faisons revenir au cockpit le deuxième copilote que je charge de collecter les feuilles d'approche de Rome Fiumicino. Le premier copilote négocie le déroutement avec le contrôleur italien et on se prépare car la descente est proche. Le ciel est zébré d’éclairs, notre écran Radar confirme des échos orageux disséminés un peu partout autour de nous.
Le problème est posé : nous sommes trop lourds, beaucoup trop lourds pour l'atterrissage. Nous avons encore 75 tonnes de carburant dans les réservoirs. Il faudrait en vidanger plusieurs dizaines de tonnes. Un éclair très proche nous en dissuade, cette opération en milieux orageux est particulièrement dangereuse car le carburant sortant des cannes de vidange est pulvérisé par la vitesse de l'air et ne demanderait qu'à s'enflammer.
Nous éliminons donc cette option.
Il faut donc se résoudre à l’atterrissage en surcharge et sortons la Check-List correspondante. Je débute la descente et pendant que je pilote l’avion en zigzagant autour des foyers orageux, les copilotes se partagent le travail : l’un insère dans le FMS, (les ordinateurs de bord) les éléments pour l’arrivée, calcule la masse estimée à l’atterrissage, l’autre collecte la dernière météo et les consignes d’arrivée. Il fait toujours beau à Rome mais avec des orages dans le voisinage de l’aéroport.
Dès que j’ai un instant de liberté, je fais une annonce aux passagers, puis j’appelle la Chef de cabine Principale pour un briefing au cours duquel j’envisage l’hypothèse d’un accident lors de cet atterrissage en surcharge et je lui demande d’informer tous les PNC (Hôtesses et Stewards) et de préparer la cabine en conséquence.
En quelques minutes, nous sommes prêts et arrivons à l’altitude d’approche intermédiaire : il faut commencer la réduction pour sortir les volets.
Là, se pose un premier problème. La vitesse minimale de vol est supérieure à la vitesse maximale de sortie des volets.
Pourquoi ? Tout simplement parce que la vitesse de décrochage étant fonction de la masse, plus l’avion est lourd et plus la vitesse de décrochage est élevée. Et, en cette nuit romaine, nous sommes très, très lourds, ce qui entraîne une vitesse de décrochage très élevée et par conséquent une vitesse d’approche très rapide.
Si l’on réduit la vitesse pour pouvoir sortir les volets, on entre dans la marge de sécurité par rapport au décrochage…
Sur la photo ci-dessus, tirée d'Airliners, le damier rouge du haut matérialise la vitesse maximale, et le trait jaune du bas la vitesse minimale. L’espace compris entre les deux zones est la plage de vitesse possible pour l’avion.
Mais plus l’avion est lourd, et plus le trait jaune remonte. Si le trait jaune pénètre se chevauchent avec les damiers rouges, il n’y a plus de plage de vitesse de vol en sécurité convenable.
Ce soir, les deux se chevauchent…
Nous n’avons que deux options, soit sortir les volets à une vitesse excessive, ce qui entraînera une visite de contrôle longue et coûteuse pour vérifier s’il n’y a pas eu de dégâts dus aux efforts aérodynamiques excessifs, et ce qui impliquera une nuit impromptue à Rome pour tout le monde, soit décélérer et pénétrer dans la zone de sécurité, juste avant le décrochage.
C’est cette solution que l’on choisit, et je pilote l’avion en palier, les réacteurs au ralenti, pour pénétrer dans la zone ambre afin de pouvoir sortir un premier cran de volets. Dès que les volets sont sortis, une plage de vitesse plus large se recrée. Nous pratiquons de la même manière pour sortir les volets jusqu’à obtenir la configuration atterrissage.
La piste est devant nous et nous déboulons à grande vitesse sur l’ILS. D’habitude, la vitesse est de l’ordre de 140 kt. Ce soir, elle flirte avec 180 kt… C’est vite, beaucoup plus rapide…
Les avions sont certifiés pouvoir atterrir en surcharge à condition de respecter une vitesse verticale d’impact qui est la moitié des valeurs normale. Il faut donc réussir un atterrissage doux si l’on ne veut pas voir l’avion immobilisé plusieurs jours pour des inspections …
Tout est différent, presque déroutant, la vitesse sur trajectoire, mais aussi le taux de descente de ce fait plus élevé, l’assiette de l’avion sensiblement différente, la poussée nécessaire …
Les lumières du balisage se précipitent vers nous, je débute assez tôt l’arrondi pour ne pas me faire surprendre et tire doucement sur le manche pour rechercher un contact aussi doux que possible. Mais à cet exercice on perd vite la notion des distances et à cette vitesse chaque seconde correspond à une centaine de mètres…
Il faut poser l’avion, ne pas rechercher à tout prix le kiss-landing.
On efface ainsi une bonne partie de la piste et c’est debout sur les freins que se termine cet atterrissage ...
L’ambulance nous attend au parking, le malade part toutes sirènes hurlantes, nous refroidissons les freins et reprenons du carburant pour reprendre le vol vers La Réunion.
Trois jours plus tard, depuis La Réunion j‘ai une conversation téléphonique avec ma compagnie.
« Vous vous souvenez de votre malade que vous avez laissé à Rome ?... »
« Il est mort ?... »
« Pas du tout… je vous rassure… il va même très bien ! Ce n’était pas aussi grave que cela, il est tiré d’affaire et il va tellement bien que par avocats interposés il nous demande le remboursement du billet et des indemnités car nous ne l’avons pas emmené à destination… »
« J’espère que vous allez lui présenter la facture du déroutement !... »
J’apprendrai plus tard que finalement, pour éviter des histoires et des procédures, la compagnie lui a remboursé le prix de son billet.
Plus tard, au calme, j’ai imaginé le scénario suivant : si en conséquence de l’effort important demandé, une roue avait explosé, toute l’énergie à absorber se serait alors reportée sur les 3 roues restantes. Déjà aux limites, et ne pouvant accepter une autre charge, une autre roue aurait à son tour explosé, et les autres dans la foulée. Il faut alors imaginer les jantes au contact du bitume à une vitesse très élevée. J’en déduis que l’avion aurait inexorablement dévié de sa trajectoire et serait allé dans l’herbe.
Si les jantes pénètrent alors dans le sol meuble, on peut imaginer un arrachage du train avec de très gros dégâts à l’aile et aux réservoirs bourrés de kérosène : toutes les conditions réunies pour que cela se termine en boule de feu. Prendre le risque de tuer 300 personnes pour un passager soi-disant à l’article de la mort alors que les moyens techniques à disposition du médecin ne permettent pas de diagnostiquer l’état de gravité de santé réel. Ce jour-là, j’ai pris une grande décision : je ne me reposerai en surcharge que pour une raison de sécurité impérieuse, à savoir si le risque de rester en l’air est plus important que de tenter un atterrissage en surcharge. A cette époque tout le monde ne partageait pas cette conception de l’ «Overweight Landing».
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Quelques années plus tard, au décollage de Dubaï, vers minuit, Boris, le copilote qui est aux commandes de l’Airbus A310 à destination de Paris essaye d’enclencher le Pilote Automatique. La palette refuse de rester en position et retombe, inerte, malgré plusieurs tentatives. C’est bien embêtant, nous sommes partis en «Tolérance technique» car l’autre Pilote Automatique est tombé en panne à l’aller. Il y a deux Pilotes Automatiques sur l’A310, et pour ce courrier, la règle autorise le vol avec un seul P.A.
Nous sommes en montée et une discussion s’engage avec le copilote qui souhaite faire demi-tour pour se reposer à Dubaï.
Nous avons décollé à la Masse Maximale, les réservoirs pleins de carburant, et il n’y a pas de vide-vite sur l’A 310 pour vidanger en vol le carburant excédentaire. Mis à part cette panne des Pilotes Automatiques, l’avion est intègre, et tous les systèmes fonctionnent parfaitement bien.
Fort de l’expérience sur le B 767 racontée ci-dessus, je préfère continuer le vol en pilotage manuel et je propose à Boris de nous dérouter vers Beyrouth, qui est sur la route de notre plan de vol. En volant à un niveau inférieur, autour de 28 000 pieds, nous aurons un avion plus facile à piloter car plus stable qu‘aux hautes altitudes où le pilotage est très ardu, et nous consommerons plus de carburant, et quoique encore lourd, nous aurons une masse à l’atterrissage moins élevée. Pendant cette étape, nous pourrons contacter les techniciens de notre service d’entretien pour essayer sur leurs bons conseils de trouver une solution pour récupérer au moins un des deux PA.
Je fais valoir à Boris les risques encourus par un atterrissage en surcharge, les dangers potentiels, et finalement, il se range à ma décision.
Les contacts radio avec nos techniciens ne donnant rien, nous poursuivons notre vol vers Beyrouth, stabilisés au niveau de vol 280, (28 000 pieds) où la densité de l’air permet un pilotage beaucoup plus aisé qu’aux niveaux élevés usuels. S’il est très difficile de piloter un gros jet à haute altitude, exercice qui monopolise toutes les ressources car la moindre variation d’assiette entraîne ipso facto de larges amplitudes d’altitude, le pilotage au niveau de vol 280 demande tout de même une attention continue. Aussi, nous nous relayons toutes les vingt minutes aux commandes.
« Finalement, je reconnais que ça se passe bien ! » constate Boris.
Nous dinons chacun notre tour et pouvons même fermer un instant les yeux. A l’approche du Liban, l’avion est encore trop lourd pour un atterrissage normal :
« Il est 3 heures du matin et il n’y aura personne à l’escale Air France … Trouver des bus et des hôtels à cette heure va demander beaucoup de temps et les autorités aéroportuaires refuseront que l’on débarque les passagers parce qu’ils n’auront personne pour s’en occuper… Tout l’équipage devra rester à bord je ne sais combien de temps !... Que penses-tu de continuer vers Athènes ? On consommera encore du carburant et on se rapprochera de Paris … »
« OK ! ça me va ! Pas de problème … » acquiesce Boris.
Nous commençons à voir les lueurs d’Athènes, c’est le petit matin et les problèmes d’assistance aéroportuaires restant les mêmes, je propose de poursuivre vers Naples, puis vers Rome.
Nous poursuivons le vol, pilotant tour à tour ...
Il y a un vent du Sud très fort à Roissy et il est hors de question de s’y présenter pour un atterrissage difficile après six heures de vol en pilotage manuel. La fatigue commençant à se faire réellement sentir, j’estime que nous en avons fait assez, et la masse de l’avion permet un atterrissage en dessous de la masse maximale autorisé.
« Regarde Boris, dis-je au copilote en lui montrant la carte… Si on va jusqu’à Marseille où il fait beau, on aura une escale Air France/Air Inter avec de nombreux vols vers Paris pour ré-acheminer les passagers … Qu’en penses-tu ?... »
« OK pour Marseille… tu prends les commandes le temps que je prépare mon arrivée ! » me répond Boris.
Et c’est ainsi que Boris pose l’A 310 à Marseille où nous attend la première navette Air France pour Paris que l’escale a réservé pour nos passagers et tout l’équipage.
Au final, les passagers sont à Roissy en tout début de matinée, avec peu de retard. Des pilotes et des mécaniciens sont déjà partis par le premier vol pour Marseille où un simple changement de calculateur restaure les Pilotes Automatiques et l’avion est de retour à Roissy en fin de matinée.
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Des mois plus tard, lors d’un départ vers Washington, en accélération en montée, vers 20 000 pieds, nous avons eu une double panne du Rudder Travel, le système qui limite le débattement de la dérive à haute vitesse. Gong ! Gong ! Voyant Master et Voyant FAULT allumés sur les deux systèmes.
Au fur et à mesure que la vitesse augmente, un doigt pénètre dans un V et limite ainsi le débattement de la dérive, évitant des efforts excessifs, surtout en cas de panne d’un moteur.
N’ayant pas précisément noté la vitesse au moment de la panne, il y a le risque qu’en cas de panne moteur à basse vitesse le débattement de la dérive, bloquée dans le V ne soit pas suffisant et rende l’avion incontrôlable. Je décide donc d’un retour en urgence et d’un atterrissage en surcharge.
Tout se passe bien, la piste étant longue à Roissy.
Le dépannage sera épique mais c'est une autre histoire ...
Quelques jours plus tard, dans un couloir de la division de vol un nstructeur se précipite vers moi :
« Alors tu as changé de position, tu t ‘es posé en surcharge ! »
- Oui, car dans ce cas le risque de rester en l’air était plus important que de se poser en surcharge.