http://www.lesechos.fr/info/aero/300339654-soyouz-premier-pas-en-guyane.htm
Après plus de 180 décollages d'Ariane, c'est au tour de la fusée russe Soyouz de faire un pas en Guyanne... à Sinnamary, un village situé à quelques kilomètres de Kourou. Depuis huit mois, une centaine de Russes y ont déjà élu domicile. Le résultat d'une coopération entre les deux pays intervenue juste après la chute
du Mur de Berlin.
Sinnamary. " Sainte Marie " en créole. Sa vierge abritée des pluies tropicales, ses rues foisonnantes de végétation, et son vieux pont " Madame de Maintenon "... Bienvenue en Guyane. Ou, pour être plus précis, dans le nord du département d'Outre-mer, à une cinquantaine de kilomètres de Kourou. Ici, la vie
s'écoule tranquillement, deux cent quarante-six ans après l'arrivée des rescapés de la désastreuse expédition Choiseul. Population : près de 3.200 personnes au dernier recensement, et depuis huit mois, une centaine de Russes, qui seront bientôt rejoints par deux cents autres compatriotes. Une présence qui ne doit rien à la douceur du climat. Car à Sinnamary, une nouvelle page de l'histoire spatiale est en train de s'écrire. Après plus de 180 décollages d'Ariane, le ciel guyanais devrait en effet résonner à la fin de l'année du fracas d'une
nouvelle fusée. Et quelle fusée, puisqu'il s'agit sans doute de la plus célèbre d'entre elles, Soyouz ! La délocalisation partielle en Guyane du lanceur russe, c'est tout simplement " le sujet majeur de la coopération technologique " entre l'Europe et l'ex-URSS, résume Jean-Yves Le Gall, le PDG d'Arianespace.
Logés à l'hôtel du Fleuve, à l'entrée de la commune, originaires pour l'essentiel de Samara sur la Volga, à 860 kilomètres au Sud-Est de Moscou, ces travailleurs venus de l'Est sont là pour construire le septième pas de tir de la légendaire fusée soviétique. Le septième de toute son histoire, après les quatre de Plessetsk, et les deux de Baïkonour. Mais surtout, le premier à voir le jour depuis quarante ans, et hors de sa patrie d'origine ! " Le dernier a été construit à la fin des années 1960 ", confirme dans un français parfait Dimitri Baranov, trente-neuf ans, l'ingénieur responsable de la partie russe du chantier.
Point de départ idéal
Pour les amoureux de l'Espace, Soyouz est un véritable mythe. Une histoire jalonnée par de nombreux exploits : premier satellite Spoutnik en 1957, premier homme, Yuri Gagarin quatre ans plus tard, et 1.740 tirs réussis d'affilée. Record absolu. A rapprocher des 29 lancements alignés par Ariane V depuis l'accident du vol 157, le 11 décembre 2002. A ses heures de gloire, l'ex-URSS en produisait des dizaines par an. Le rythme a baissé depuis, mais la technologie s'est bonifiée. Pour le plus grand profit d'Arianespace, partenaire de Soyouz
depuis 1996. Entre les deux maisons, la coopération ne date pas d'hier. Elle a commencé après l'écroulement du mur de Berlin. Pour sauver l'industrie spatiale en pleine déconfiture, Américains et Européens se partagent les lanceurs soviétiques : Lockheed Martin récupère Proton, Boeing Zenith, et Arianespace Soyouz. Le 10 juillet 1996, François Fillon, alors en charge de l'Espace, annonce avec les autorités russes la création de Starsem, une co-entreprise russo-européenne chargée d'en assurer l'exploitation commerciale. " Mais très vite l'idée est venue d'aller plus loin ", ajoute Jean-Yves Le Gall.
Le marché du lancement des satellites commerciaux de télécommunication repose en effet sur l'orbite géostationnaire. Et pour cela, la Guyane, proche de l'équateur, constitue le point de départ idéal : par rapport à Baïkonour, la même fusée peut placer plus de 1 tonne de plus dans l'espace (lire ci-contre).
D'où l'idée de lancer Soyouz en... Amazonie. Les discussions se poursuivent jusqu'en 2001, quand Jacques Chirac, visitant l'usine Soyouz de Samara, en prend l'engagement devant Dimitri Kozlov, le père de la fusée. " Dans un entretien extrêmement émouvant, Kozlov a dit à Chirac : "faites un pas de tir en Guyane"
", se rappelle Jean-Yves Le Gall.
Si Paris y voyait la possibilité de gagner un lanceur moyen, sans avoir à le développer, et Moscou des débouchés supplémentaires, restait à vaincre la réticence des partenaires européens, à commencer par celle de Berlin. Ou d'industriels comme le motoriste Snecma, 100 % contre à l'époque. Pour certains, Soyouz demeure en effet un concurrent d'Ariane, et surtout, beaucoup s'inquiètent de l'arrivée des Russes en terre guyanaise : l'industrie spatiale de l'ex-URSS n'a-t-elle pas été très longtemps aux mains des militaires ? Il
faudra que l'Elysée mette tout son poids dans la balance pour imposer ses vues. Le premier coup de pioche est donné en 2005.
Auparavant, il aura fallu réunir 344 millions d'euros. La partie " BTP " du chantier, confiée principalement à Vinci, a été financée par l'Agence spatiale européenne (ESA) à hauteur de 223 millions, dont 63 % apportés par la France. Le solde a été payé aux industriels russes par Arianespace, qui a emprunté la somme auprès de la BEI, avec une garantie de l'Etat français. Malgré son vernis européen, Soyouz en Guyane reste donc avant tout un projet bleu blanc rouge une rallonge de 40 millions a été approuvée en novembre. " C'est la traduction
de la prédominance de la France sur la filière lanceurs ", reconnaît le représentant de l'ESA au centre spatial guyanais, le CSG.
Au départ, les responsables européens avaient bien quelques craintes sur le comportement des Russes, nourries de clichés pas toujours flatteurs. Et au final ? Rien à signaler, ou presque... " Ils se sont très bien adaptés ", raconte le maire sans étiquette de la commune, Jean-Claude Madeleine. Il faut dire que le
confort de ces ouvriers et ingénieurs a fait l'objet d'une attention particulière. Levés à 6 heures, sur le chantier deux heures plus tard, ils rentrent à l'hôtel en fin d'après-midi (pour concilier droit du travail français
et droit russe, leurs contrats indiquent quarante heures hebdomadaires, dont cinq supplémentaires). Le tourisme, c'est pour le week-end : visites du département (une agence a été sollicitée pour cela), pêche en eau douce (un canal reliant l'hôtel au fleuve a été spécialement creusé, et un bungalow leur permet de cuisiner les prises) ou en haute mer, cinéma (une salle a été aménagée), canoës, vélos... Et pour ceux qui veulent rester tranquilles, deux chaînes de télévision du pays sont accessibles dans les chambres... " Certains
ont même fait venir leurs femmes ", confie le directeur des lieux, Sébastien Haddad.
2 à 3 millions de taxe professionnelle
Pour l'hôtel du Fleuve, l'arrivée de Soyouz à Sinnamary est un cadeau du ciel. Construit au début des années 1990 dans le cadre de feu le projet de station européenne Hermes, l'établissement n'a survécu que grâce à une subvention du CNES,arrivée à terme en 2005. Depuis, 1,2 million d'euros ont été investis pour Soyouz, et sans afficher complet, le taux d'occupation a retrouvé un niveau normal. " Les Russes attirent en plus des gens de Cayenne ou de Saint-Laurent du Maroni. C'est un peu l'attraction ", ajoute le directeur de l'hôtel.
Ce dernier n'est pas le seul à se réjouir. Avec deux tickets restaurants de 10 euros par jour, ouvriers et ingénieurs russes ont déversé entre juillet et décembre plus de 80.000 euros dans les trois restaurants de Sinnamary, où on les accueille à bras ouverts. " Attention, Soyouz, ce n'est pas l'eldorado ", relativise le maire, qui se souvient qu'il s'est passé plusieurs années avant que Kourou, la voisine, ne profite réellement d'Ariane. Jean-Claude Madeleine en attend bien entre 2 et 3 millions d'euros de taxe professionnelle (ou de ce
qu'il en adviendra) à compter de 2010. Mais surtout, il veut en profiter pour transformer la commune dans une optique de long terme.
En attendant, Arianespace peaufine son argumentaire commercial de société de " services de lancements ", avec bientôt 3 lanceurs au catalogue : Ariane pour les grosses charges (de 6 à 20 tonnes selon l'orbite), Soyouz pour les satellites moyens (de 2,7 à 4,9 tonnes), et Vega, la fusée italienne, dont le pas de tir sera terminé à la fin de l'année, pour les micro-satellites (1,5 tonne). Avec, en rythme de croisière, entre 6 et 7 tirs par an pour le premier, 3 à 4 tirs pour le deuxième, et 1 ou 2 pour le dernier. " Les satellites de 3 tonnes représentent la moitié du carnet de commandes, et on peut les tirer depuis Ariane ou Soyouz ", argumente son PDG.
Pour l'heure, 300 personnes s'affairent sur le chantier de Sinnamary, qui a déjà englouti 2 millions d'heures de travail selon Joël Barre, le directeur du CSG. Une réunion franco-russe se tient tous les jours. Et les méthodes de travail ne sont pas si différentes que cela. Si ce n'est, fait remarquer Dimitri Baranov, une certaine propension des Européens à la... " bureaucratie " ! A l'inverse, souligne André Cuenca, représentant du CNES sur place, pour les Russes, la hiérarchie ne se discute pas. " Si je fais une observation, en matière de respect de la sécurité par exemple, à un responsable, je suis sûr que le problème est réglé aussitôt ", explique-t-il.
Deux bateaux chargés d'équipements sont encore attendus de Russie, dont celui qui amènera le portique mobile, sous lequel à la grande différence de Baïkonour les satellites seront intégrés verticalement à la fusée, avant le transfert final sur la table de lancement. Celle-ci doit décoller pour la première fois avant Noël. En présence des présidents Sarkozy et Medvedev, ou de leurs Premiers ministres ? C'est probable, vue la portée politique de l'événement. Mais pas forcément souhaité. En Russie, on appelle cela " l'effet du chef ". Tout se passe bien jusqu'à ce que le chef arrive...
Profiter de " l'effet de fronde "
L'intérêt de tirer Soyouz depuis la Guyane pour les lancements commerciaux c'est-à-dire pour les lancements de satellites de télécommunication vers l'orbite géostationnaire (36.000 kilomètres d'altitude)
sur le plan équatorial est double, explique Jean-Michel Desobeau, responsable qualité clients d'Arianespace. Il y a d'abord " l'effet de fronde ". Plus une base de lancement est proche de l'équateur, plus elle tourne vite du
fait de la rotation de la Terre : 1.662 kilomètres/heure à Kourou, contre 1.168 à Baïkonour. Second avantage : si la base de lancement est éloignée de l'équateur, la fusée, puis le satellite devront corriger leur trajectoire en vol pour se placer sur le bon plan, ce qui nécessite plus d'énergie. En combinant effet de fronde et inclinaison, on gagne 30 % d'efficacité.
Vega, la petite italienne également prête à s'envoler
Soyouz n'est pas la seule fusée appelée à enrichir le centre spatial guyanais : Vega, le petit lanceur italien, doit lui aussi effectuer son premier tir en début d'année prochaine, pour mettre en orbite des satellites scientifiques. Montant du programme : 370 millions d'euros, auxquels ont été rajoutés 80 millions en novembre, lors de la dernière conférence des ministres de l'ESA. Une centaine de personnes, parmi lesquels 40 Italiens, s'affairent sur l'ancien pas de tir d'Ariane I, dont deux carneaux - ces tranchées qui canalisent les gaz brûlés au décollage - ont été conservés.