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Stéphane Israël, le président exécutif d'Arianespace, défend sa stratégie et expose ses projets, notamment sur la Lune, « la banlieue proche de la Terre ».
Le Point : Dans leur dernier rapport, les magistrats de la Cour des comptes ont égratigné Ariane 6, soulignant que le nouveau lanceur, dont le premier vol est prévu en 2020, ne constituera qu'une « réponse transitoire » dans l'environnement concurrentiel actuel.Le président exécutif d'Arianespace, Stéphane Israël.
Christian Böhmer / AFPStéphane Israël : Nous avons toujours dit qu'Ariane 6 est un lanceur qui évoluera. Ariane 6 est le début d'une histoire, et ce lanceur, qui volera dès 2020, a été pensé pour évoluer au cours de son exploitation. Nous réfléchissons ainsi à une « Ariane 6 Evolution » avec notre maison mère, ArianeGroup, d'ici à 2025. C'est vrai qu'Ariane 6 va arriver dans un environnement concurrentiel tendu, nous en avons bien conscience. Il faut regarder ce qu'aurait été le destin d'Arianespace sans Ariane 6… Nous serions incapables de réaliser les missions institutionnelles de l'Europe, pas plus que les nouvelles missions commerciales telles que les constellations ou des mises en orbite optimisées des satellites de télécommunications. Ne pas avoir Ariane 6 à partir de 2020 aurait tout simplement signifié la fin de la filière Ariane !
Lire aussi La Cour des comptes égratigne Ariane 6SpaceX, qui est pourtant apparu sur le marché il y a seulement quelques années, est devenu le lanceur n°1 dans le monde, en nombre de lancements. Comment expliquez-vous cela ?La compétitivité d'un lanceur dépend fondamentalement de trois paramètres complémentaires. D'abord, le niveau des engagements publics. C'est évidemment la grande force des États-Unis et donc de notre concurrent qui bénéficie, en volume et en prix, des commandes groupées de la Nasa et de l'US Air Force, alors que les missions institutionnelles sont moins nombreuses en Europe. Le carnet de commandes d'Arianespace est en valeur aux deux tiers commercial et un tiers institutionnel. Pour notre principal concurrent, c'est l'inverse. Second paramètre : l'organisation industrielle. Troisième paramètre, les choix technologiques et la configuration du lanceur. Vous pouvez disposer du meilleur lanceur du monde d'un point de vue technologique, s'il n'a pas de clients publics et s'il est produit dans 25 pays différents, vous pouvez faire ce que vous voulez, il coûtera nécessairement plus cher que ses concurrents.
Lire aussi La certification de SpaceX intrigue le Pentagone Finalement, l'Europe ne lutte pas à armes égales avec les États-Unis ?Nous évoluons en Europe dans un écosystème qui a malgré tout permis à la filière Ariane de faire la course en tête pendant des années ! L'arrivée sur le marché des lanceurs américains nous oblige à nous demander comment s'organiser en Europe pour renforcer la compétitivité du système. La gouvernance des lanceurs européens a connu une première évolution en 2014 avec une simplification des rôles et des responsabilités associées à Ariane 6 et à Vega C. Elle en connaîtra d'autres. C'est vrai que dans le système européen, il y a une pluralité d'acteurs : l'ESA, la Commission européenne, EUMETSAT, les États. Cette réalité ne changera pas, et nous devons construire dans ce cadre. D'autres questions se posent. Quelle organisation industrielle faut-il adopter ? Reste-t-on dans le cadre d'un retour géographique strict (chaque État qui finance le programme spatial bénéficie de retombées industrielles sur son territoire, NDLR), ce qui est incitatif pour mobiliser les financements publics mais peut entraîner des surcoûts et des duplications, ou peut-on en assouplir certaines règles, comme le propose d'ailleurs la Cour des comptes ?
La fusée Ariane 5 est produite dans douze pays différents, Ariane 6 le sera dans treize… Le fait d'avoir une carte industrielle complexe engendre inévitablement des surcoûts, même si certains États y sont très attachés pour les raisons que l'on comprend. On avait émis l'idée, au moment de la décision d'Ariane 6, d'aménager progressivement ce retour géographique pour favoriser, sur la base de critères clairs et équitables, le choix des partenaires industriels prêts à faire davantage d'efforts. Si l'on veut faire franchir à Ariane 6 et aux futurs lanceurs européens une nouvelle étape de compétitivité, il faudra réexaminer la question. Il faut éviter d'en faire une sorte de querelle théologique pour choisir pragmatiquement, sous l'égide de l'ESA et dans un dialogue avec les États, le système le plus vertueux possible pour affronter une concurrence, beaucoup plus forte que par le passé. Ariane n'est pas un exemplaire unique comme un grand satellite scientifique, c'est un produit de série qui doit rechercher le meilleur coût.
Combien de missions publiques ont déjà été signées pour le lanceur Ariane 6 ?Trois contrats ont été signés. Deux pour Galileo, système européen de positionnement par satellite, par la Commission européenne et l'ESA, et un pour le ministère de la Défense français. Nous avons identifié d'ici à 2023 sept missions institutionnelles, deux autres missions Galileo, une mission scientifique de l'ESA et une mission pour des satellites d'observation allemands. On doit faire en sorte que ces différentes missions soient rapidement contractualisées. Je suis confiant, tout cela progresse, avec le soutien de nos agences spatiales, de la Commission européenne et des gouvernements.
Combien de contrats pour le lancement des satellites commerciaux ?Nous avons déjà signé pour Ariane 6 le lancement de quatre satellites commerciaux avec l'opérateur Eutelsat, remportant d'ailleurs en 2018 plus de 70 % des satellites de télécommunications. Nous discutons de missions très variées, car le marché n'est plus le même. Avec Ariane 6, sa modularité, son moteur réallumable et son volume accru pour les satellites, notre fusée peut répondre à des besoins beaucoup plus diversifiés qu'avec Ariane 5.
Les États-Unis respectent un « Buy American Act ». Il arrive que des États européens, comme l'Allemagne cette année, lancent des missions avec SpaceX. Est-ce envisageable d'avoir un équivalent européen ?Nous n'avons pas, formellement, de « Buy European Act » en vigueur, mais il a fortement progressé dans les esprits. Évidemment, nous aimerions que chaque État européen s'engage à ne lancer qu'avec Ariane et Vega pour ses missions institutionnelles. Aux États-Unis, en effet, si vous n'êtes pas un lanceur américain, vous ne pouvez pas lancer une mission institutionnelle américaine, sauf dans le cas d'un partenariat ponctuel comme c'est le cas entre la Nasa et l'ESA pour le télescope James Webb, qui sera lancé par Ariane 5. Nous aimerions un engagement ferme, équivalent aux Américains, bien sûr. Mais cela prend du temps, et je regarde l'avenir plus que le passé. Ce que je constate, c'est qu'Ariane 6 et Vega C ont été pensées pour lancer tous les satellites de l'Europe, de 2 kg à 20 tonnes ; et d'autre part, l'adhésion au principe d'un « Fly European » progresse partout. Nous allons y arriver !
Quel est l'état du marché des lancements ?Le marché des gros satellites géostationnaires est en net recul depuis trois ans. L'an dernier, seulement cinq satellites géostationnaires ont été commandés à l'industrie. Il y a trois ans, on était plutôt sur un rythme d'une vingtaine tous les ans. Ce marché devrait commencer à repartir cette année. En parallèle, le marché des constellations de petits satellites est en forte croissance. Notre prochain lancement commercial, fin février, sera le lancement inaugural de la constellation OneWeb (au total, 650 satellites de télécommunication, qui circuleront sur une orbite basse, NDLR). Le suivant, en mars, sera un lancement O3B de SES, dont nous avons déjà déployé 16 satellites en orbite moyenne. Les projets de constellations sont ambitieux, ils nécessitent beaucoup de capitaux, alors ils mettent un peu de temps à être bouclés, mais, ça y est, ils arrivent. Et les satellites d'observation de la terre connaissent aussi un engouement, comme le montrent les succès de Vega. Plus globalement, l'avenir va être celui d'un espace de plus en plus diversifié. On trouvera de tout dans l'espace, des petits satellites en orbites basses et moyennes, aux très gros satellites en orbite géostationnaire.
... Enfin, il y a ce que l'on pourrait appeler l'espace nouvelle frontière : on l'a vu avec la mission Pesquet, l'espace continue de faire rêver.
Mais l'espace nécessite d'immenses investissements et les budgets sont contraints…On ne dispose pas d'un budget illimité, bien sûr. On ne réclame pas la Lune, si j'ose dire, on est conscient des contraintes financières, mais il y a aujourd'hui une nouvelle course à l'espace dans laquelle l'Europe doit imprimer sa marque. Les États-Unis déploient des efforts financiers sans précédent ; la Chine aussi, qui a procédé à 39 lancements l'an dernier ; l'Inde travaille sans relâche sur le vol habité. L'Europe ne peut se désengager de cette course… On a besoin à la fois d'une volonté publique et d'une excellence industrielle et technologique, car l'espace est fondamentalement un partenariat public-privé. La Commission européenne a mis une proposition de budget de 16 milliards d'euros pour son prochain cadre budgétaire pluriannuel en dépit de la sortie de la Grande-Bretagne, c'est bien.
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